par Luc De Raedemaeker
Beersommelier et Directeur chez Brussels Beer Challenge
La Belgique a-t-elle raté le train de la « craft beer » ?La situation de la culture de la bière belge à la loupe
Comment se porte la culture de la bière belge ? Tout dépend des sources, elle se porte à merveille ou suscite des préoccupations. Un an après que l’Unesco ait décidé de faire figurer notre fierté nationale sur la même liste que le yoga indien et la rumba cubaine, on ne parle plus que de sa déchéance. Nous devions en avoir le cœur net.
Non, dans le pays, à notre connaissance, la bière n’est pas fabriquée à partir de potiron, de pâte d’arachide ou de rognons. Nous ne connaissons pas non plus de brasseurs belges qui prendraient la liberté de nous proposer un White Stout, un Imperial Black Saison ou un Chocolate Raspberry Truffle Brown Ale... Il arrive qu’un hurluberlu compatriote se mette parfois en tête de jeter quelques orties, quelques champignons forestiers, pommes de terre ou des brindilles d’épicéa dans la chaudière à trempe. Mais c’est plutôt une exception confirmant la règle : le brasseur qui fabrique ici une bonne bière normale est déjà remarquable.
Nos voisins du Nord
Les brasseurs belges sont conservateurs et réticents, entend-on souvent de l’autre côté de la frontière. Ils ont malheureusement raté le train de la craft beer. Surtout nos sympathiques voisins du Nord, qui se sont quasiment tous rebaptisés brasseurs et/ou amateurs de bière, affirment avec un malin plaisir que la consommation de bière continue à baisser dans notre pays, alors qu’elle augmente spectaculairement aux Pays-Bas. Sont-ils bêtes, ces Belges, qui ne s’aperçoivent même pas que l’univers de la bière connaît une révolution, les entendrait-on presque penser. Ah ça, pour copier des styles, ils sont les meilleurs, les IPA, Imperial Stouts et Barley Wines de fabrication néerlandaise ne manquent pas. Mais pour développer leur propre style de bière, ce n’est pas pour demain !
Non, il ne s’agit pas de leur casser du sucre sur le dos. Évidemment, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Alors que les brasseries néerlandaises connaissent une croissance exponentielle, s’inscrivant ainsi dans une tendance mondiale, la Belgique n’y participe que très peu. Et de toute évidence, nos brasseurs ont davantage tendance à s’en tenir aux traditions et aux recettes transmises de génération en génération que dans la plupart des autres pays de la bière.
Diversité traditionnelle belge
Il y a de bonnes raisons de s’en tenir à ces traditions. On ne trouve nulle part une aussi grande diversité de bières que dans notre pays. Les brasseurs belges utilisent depuis des temps immémoriaux des céréales, divers fruits et ingrédients aromatiques, comme la coriandre en grains et les zestes d’orange séchée, en abondance. Ils ont augmenté la teneur en alcool de leur bière, ont découvert la remise en fermentation en bouteille et le vieillissement en fûts de bois. Alors que dans le reste du monde, la culture de la bière, en raison également de l’émergence rapide de la pils, s’est chaque fois appauvrie davantage, celle de notre pays s’est enrichie et est devenue de plus en plus variée. C’est justement cette diversité traditionnelle qui fait de la bière belge un patrimoine culturel reconnu.
La bière façon belge aux États-Unis
À partir des années 90 du siècle dernier, les craft brewers ont commencé à copier à grande échelle nos bières aux États-Unis. Les bières façon belge sont devenues de plus en plus tendance. Sans être gênés par une tradition de brasserie vieille de plusieurs siècles, les microbrasseurs américains ont alors expérimenté de nouveaux types de bières et ont osé utiliser des techniques et des composants inhabituels. Cette révolution artisanale se propage dans le reste du monde, mais certains s’obstinent à ne pas vouloir prendre le train en marche, dans un lieu à peine visible sur la mappemonde. Alors que quelques traîtres à la patrie ont eu le culot d’essayer une IPA, leurs collègues ont continué, imperturbables, à se perfectionner dans des genres qui n’avaient plus à faire leurs preuves, triple, saison, gueuze, bière blanche, bière aux fruits, blonde forte et brune ambrée.
La bière belge de l’avenir
Ce n’est que lorsque les Struise Brouwers ont pris notre patrimoine mondial en mains pour créer en 2004 la Pannepot que les choses ont changé. Ils ont inspiré la jeune génération de brasseurs et les ont incités à repousser les limites. Brasserie de la Senne, De Ranke, Brussels Beer Project, Hof Ten Dormaal et Dochter van de Korenaar, voilà des bières qui osent quitter les sentiers battus et laisser libre cours à leur créativité. Et ce, sans recourir sans discernement à une surdose de houblon ou d’ingrédients improbables. Voici quelques exemples seulement de professionnels novateurs, avec une véritable vision. Ce sont eux qui fabriquent en ce moment la bière belge de l’avenir. Peut-être un très bel avenir, justement avec les véritables brasseurs belges emblématiques !